Nous étions restés longtemps sans nous voir : Vailland habitait loin de Paris, dans un village qu’il avait choisi, moi, plus loin encore, dans un nuage où j’avais été expédié par une explosion ; c’est en redescendant sur terre que j’ai appris, il y a quelques mois à peine, la mauvaise nouvelle. Je n’accepte jamais de croire que dans sa lutte contre une maladie, un homme est battu à coup sûr : c’est en l’homme que je mets ma confiance, et cela faisait trop longtemps que je connaissais Roger. Nous suivions le même chemin, exercions le même métier. Nous avions même travaillé ensemble.
Louis Daquin, qui devait tourner Bel-Ami, nous avait demandé à tous deux d’en écrire le scénario. Logés tous ensemble, nos familles comprises, dans une belle maison paysanne au bout du lac d’Annecy, nous discutions pendant des heures pour nous enfermer ensuite chacun chez soi et rédiger chacun une scène avant de recommencer à discuter. Le film devait avoir des malheurs : de longs mois d’interdiction, de longs passages censurés. Nous n’en étions pas plus responsables que Maupassant : la plupart des gouvernements craignent les écrivains comme ils redoutent les cinéastes.
Je n’essaie pas de raconter des souvenirs. Je tends la main pour serrer celle de Roger. Il y a deux semaines à peine, je suis entré dans un restaurant. Installé à une table, un homme se dressa en m’apercevant. La première fois depuis nos longs voyages, la dernière fois avant le sien. Roger n’avait pas changé, je lui interdisais de changer : je savais qu’il était malade, je ne lui ai pas parlé de maladie, ni lui à moi, il préparait un nouveau livre, dans deux ou trois jours il repartait chez lui pour se remettre au travail, c’est de travail que nous avons parlé, je lui ai dit d’embrasser sa femme, et lui, d’embrasser la mienne, et je lui ai serré la main, une main d’ami, une main d’écrivain, une main de camarade, que je continue à serrer.
Vladimir Pozner
12 mai 1965