Francis Combes – RV est un couteau

Roger Vailland est un couteau

Roger Vailland est un couteau et un couteau qui n’a pas trop servi. Il est encore très coupant. Son maniement n’est pas si commode. Si on le saisit à pleine main, sans prendre garde, on peut se blesser. Il est à double tranchant. Ni l’homme ni l’écrivain ne nous épargnent le biseau acéré de leurs contradictions. C’est un couteau fait pour tailler dans le vif.

Cela n’est pas suffisamment su, mais il est sans doute l’un des plus contemporains de nos écrivains. Nettement plus que bien des auteurs actuels. Cela ne tient pas seulement à son écriture nerveuse, son goût de la vitesse, son sens cinématographique du récit, son efficacité qui trahissent en lui l’homme du XXème siècle. C’est aussi, et peut-être surtout, dû à ce qui, aux yeux de certains lecteurs, risque de le faire passer pour « décalé ». Marque, on le sait, infamante dans une société où mieux vaut être conforme. Ce « décalage » de Roger Vailland, c’est son côté homme du XVIIIème siècle en route vers le XXIème. (On pourrait formuler l’hypothèse que tout grand écrivain est un individu pleinement de son temps mais qui tente de ne pas s’y enfermer… Aragon, par exemple, qui fut passablement engagé dans les combats du siècle est aussi un homme du XIXème romantique finissant, voire du XIIème siècle courtois). Le style de Roger Vailland, c’est aussi sa posture dans la vie. Il est l’un de ces écrivains assez rares – surtout chez les romanciers – qui, non contents d’écrire et de décrire la vie, veulent la changer, non seulement en faire oeuvre d’art mais aussi réinventer l’art de vivre. En ce sens, il est bien un fils naturel des Surréalistes et des Bolcheviks. Ce libertin amoraliste est un moraliste. Il n’y en eût pas tant dans le siècle. Notamment parmi ceux qui prirent au sérieux la Révolution. Brecht, bien sûr… Mais chez lui la question centrale est celle de la bonté. On ne peut pas être bon sans un minimum de méchanceté… Eluard aussi… ou la tentative de réconcilier le bien, le beau et le vrai. Chez Vailland, la question morale n’est pas celle du bon ou du méchant. C’est celle de la vertu, de la posture verticale de l’hominidé futur, l’Homme nouveau… Dans cette période anti-utopique que nous vivons, on peut évidemment retenir surtout ses errements, son zèle de néophyte, ses illusions, son idéalisme (certainement le travers le plus répandu chez ceux qui se sont voulus des matérialistes conséquents). Mais dans cet univers capitaliste où le triomphe de la liberté paraît de plus en plus incompatible avec le maintien du minimum de dignité des êtres, l’inquiétude morale demeure. Et le moraliste Vailland (qui n’est ni sage, ni un sage mais un homme qui refuse d’être assagi) a toujours quelque chose de précieux et neuf à nous dire. Il est en effet l’un des seuls, si ce n’est le seul, à avoir tenté de concilier l’engagement collectif le plus pratique, « à la base », et le maintien de la souveraineté de l’individu sur lui-même, la lucidité du regard froid. La communion, sans la fusion. Et c’est une voie nouvelle, hors des impasses de l’individualisme et de sa négation absolue ; la seule peut-être qui nous reste ouverte. Ce qui serait déjà une sérieuse raison de lire Vailland. Mais il en est d’autres… Ne serait-ce que le plaisir.

Francis Combes

Editeur, poète