Que représente pour moi, trente ans après sa mort, Roger Vailland ?
D’abord un homme que j’ai un peu connu personnellement, et auquel m’attachent des souvenirs précis, dans une période de luttes politiques très dures, où nous nous sommes battus ensemble, dans une communauté d’objectifs sociaux et humains que je suis content que nous ayons partagés.
Ensuite un écrivain dont l’œuvre est, et restera, je pense, le miroir complexe d’une époque difficile à définir d’un mot : j’ai envie d’écrire de transition entre l’avant-guerre et le temps de la télévision, de la contraception et de l’informatique que nous vivons maintenant.
Nous avons la chance, nous, Français, d’avoir une littérature assez riche et diverse pour pouvoir mettre en face de notre histoire, mais notre histoire, non pas au sens des manuels, mais à celui de la continuité vécue de notre nation, de notre peuple, toute une série de noms d’écrivains et de titres d’œuvres poétiques, narratives ou théâtrales, au fil des ans et des siècles, à travers lesquels un lecteur virtuel pourrait reconstituer le cours vivant de notre culture et du quotidien des gens de ce pays : pour le maillon des années 30 aux années 60 de la vie de province, surtout, de la petite bourgeoisie aux ouvriers, aux ouvrières et aux paysans, la fresque que nous procurent ses romans, de Drôle de Jeu à La Truite, en passant par tous les autres, Un jeune homme seul, Beau Masque, 325 000 Francs (pour ne citer que ceux que j’aime particulièrement), cette fresque est puissante, fidèle et le recul des ans ne fait que lui donner plus de relief, je crois. Mais ce n’est pas seulement la problématique sociale de cette époque que cette œuvre reflète. Elle nous renseigne aussi très bien sur les individus et leurs « psychologies », comme on dit, de ce temps-là, et dans une vision, une visée, un ton qui n’appartient qu’à lui, sec, efficace, à la Tacite, dans un registre tremblé, écartelé entre les contradictions dont il est aussi le siège, et qui lui donnent précisément cette vibration humaine et personnelle sans laquelle il n’est pas d’auteurs, ni de littérature.
Autour de cette œuvre de romancier de premier ordre, quelques beaux morceaux de théâtre, de cinéma et de télévision (comme scénariste et dialoguiste), de critique et de théorie littéraire, de reportage, de philosophie et de morale, qui s’imposent au spectateur, au lecteur et l’interpellent, aujourd’hui, toujours, et pour la suite des temps, de manière toujours aiguë et productive, loin des modes et du tapage, du clinquant médiatique qui a maintenant tendance à tout submerger.
Oui, ce regard d’aigle, profondément tragique, au-delà des apparences, m’habite, me dérange et, en même temps, m’aide à vivre, par-delà le temps depuis lequel je ne l’ai plus croisé…
Jean Albertini
Écrivain