Jean Duvignaud – Une image redevenue présente

Une image redevenue présente

Au sortir de la guerre, beaucoup d’entre nous, jeunes communistes, se reconnurent dans le journal Action : il était insolent, polémique, peu soucieux de complaisance pour une « ligne » qui, trop souvent, paraissait mesquine. Après tout, on rêvait de changer l’Homme autant, sinon plus que la société…

À cette époque, Action m’a donné un prix pour une nouvelle. Petit adoubement en littérature ! Le poète Francis Ponge, encore attaché au « parti », était chargé de la culture, dans une grande pièce claire de la rue des Pyramides. Autour de lui, allant et venant, Courtade, Leduc, Hervé – et Vailland.

Il avait un charme. Maigre, un profil d’oiseau de proie, une acuité impérieuse dans le regard – où des sots lisaient une cruauté dont il était incapable, trop soucieux de jouir de ce qu’il éprouvait de soi à travers les autres, et trop anxieux. Drôle de jeu fascinait : une histoire de « résistance » sans doute, mais bien plus. La lucidité sensuelle que l’auteur insuffle à ses personnages défie la rhétorique sentimentale ou hagiographique, alors à la mode. Vailland paraît chercher à travers son récit une intensité de bonheur dont il souhaite le partage commun par une sorte d’égalité. Henri Lefebvre, son contemporain, lui aussi, identifiait la révolution et le désir.

L’époque n’était point partagée comme le croient les « manuels » de littérature en territoires idéologiques – marxisme, existentialisme, christianisme social, moralisme, gaullisme. Vision de musée, où tout un chacun est rangé sous une étiquette. L’écriture ne se fait pas avec des concepts : elle se cherche à travers une expérience complexe et diffuse. L’écrivain prend son bien où il le trouve, au hasard des rencontres ou des « circonstances » (ce sera le titre des nouvelles de Courtade). Lui, Vailland, incasable, élabore sa propre chimie.

On l’a dit « libertin ». Mais sait-on ce qu’est le Libertinage ? En France, un style de vie qui mériterait qu’on lui accorde autant d’importance qu’à Port-Royal, par exemple : une vision du monde, un flux d’une haute intellectualité qui envahit les cours, les mœurs, les bistrots, les salons après les guerres de Religion – réplique sans doute au fanatisme et à la bigoterie, mais aussi une éthique de l’homme sur terre, sur la terre, seule. Il en parlait quelquefois avec sa complice en lucidité, Clara Malraux.

Un lignage spirituel d’hommes et de femmes qui échappent au tout venant de la morale officielle – « Précieuses », poètes comme Théophile, Molière, Ninon de l’Enclos que protégeait Richelieu (peut-être atteint lui-même par la contagion) et qui précèdent Voltaire, Laclos, Diderot et Sade. Vailland n’ignore rien du rôle que cet « esprit négateur » a joué avant et pendant la Révolution : Saint-Just, libertin, ne sera-t-il pas « l’archange de la Terreur » ? Et, après lui, Stendhal insurgé contre l’hypocrisie sociale ou politique, le jeune Flaubert, et jusqu’à Gobineau dont Vailland préface « les Pléiades » (qui contredit aux sottes divagations du Discours sur l’inégalité). Un courant qui s’enlise au siècle dernier dans le marécage de la béatitude bourgeoise, voire dans la manipulation des « masses ». Lui, Vailland, retrouve la flamme…

Pourtant, rien n’est simple ! Point de libertin dans les chaumières ou les boutiques, même si l’on affirme l’égalité utopique des jouissances et des « Lumières ». Le Libertin est du bon côté de la barricade. Pauvre, serait-il insolent ? Le Dom Juan de Molière est gentilhomme : il tente un pauvre avec une pièce d’or, prix d’un blasphème, puis se moque de son refus et de sa dévotieuse candeur, lui donne pourtant l’aumône « pour l’amour de l’humanité ». Tout est là : l’humanité égalitaire, secret d’une élite, d’une « happy few » – un privilège de haute et secrète intellectualité, alibi de la solitaire insoumission.

Faut-il résoudre cette équation ? Avec le temps, l’hérétique individu s’approche de celui qui détient ce charme mystérieux du pouvoir. Le pouvoir légitime d’un tyran éclairé capable d’insuffler la raison au peuple aveugle ou insurrectionnel. Voltaire s’éprend de Frédéric le Grand, Diderot de Catherine de Russie, « la Sémiramis du Nord », Saint-Just parle du « bonheur, idée neuve en Europe » et fait tomber des têtes, « archange de la terreur ». Stendhal rêve de Bonaparte, Baudelaire brigue la reconnaissance académique. En notre siècle, le Libertin, parfois, cherche la complicité dans le Parti et son utopie de liberté universelle – et Staline. Comme d’autres, Vailland affichait l’image du moustachu dans sa chambre.

Aragon, en cela, est frère de Vailland – qui écrit de grands articles pour Les Lettres françaises de l’époque. Les deux artistes sont trop proches l’un de l’autre pour s’aimer, et j’ai entendu d’aigres propos, alors échangés, lors de brèves rencontres. La lutte contre le fascisme et l’ordre bourgeois n’explique pas tout : un supplément de passion s’attache à une force qui, espère-t-on, réalisera le rêve de l’homme sur terre. Peut-être cherche-t-on là le fantôme d’un père ? D’un « Dieu caché », observateur sourcilleux.

Étaient-ils conscients de la mystification que leur contemporain Lefebvre dénonce dans La Somme et le reste ? Conscients, peut-être… Ou envahis d’un singulier plaisir ? Après tout, Sade s’est-il indigné de ce que la prison ait aidé ses fantasmes à prendre forme écrite ? Il n’y a point de certitude absolue – on croit, on doute, on veut croire, et l’ambiguïté excite l’esprit. Un jeu de ruse que les anciens poètes turcs appelaient ketman : l’art jongle avec la soumission. Et Gide évoquait ces « gènes admirables », ces règles que le créateur s’impose à lui-même. Vailland se livre avec talent à cette gymnastique : dans 325 000 Francs, La Loi, La Fête, il soumet ses personnages à de curieuses distorsions de leur être « naturel », défie la psychologie banale, irrite, inquiète. Si l’on peut, aujourd’hui, relire ces livres, n’est-ce pas parce que l’auteur rend épique l’anecdote et dramatique la contrainte ? Pourquoi ne pas reprendre au théâtre la pièce superbe qu’il a écrite à propos des amours d’Héloïse et d’Abélard, où l’érotisme s’enrichit du double jeu des interdits et de la liberté ?

Ce double jeu du Libertinage et de la Haute surveillance a marqué le souci d’une époque. Genêt, lui aussi, sur un autre registre, a porté très haut ce conflit. Le démon de l’esprit négateur a cherché refuge dans l’imaginaire de la poésie et du roman. La liberté n’explose pas dans un 14 juillet lyrique – certains l’ont cru en 1968 ! – elle chemine difficilement, obliquement, tente de contourner l’image qu’on se donne des contraintes, les respects forcés de la politique. Elle ensemence ainsi les mœurs, insidieusement, mais avec plus d’efficacité que les lois.

Ces difficiles exercices – Picasso s’y est, lui aussi, livré – n’appartiennent pas au « musée des antiquités ». Aux impératifs d’idéologies ont succédé, aujourd’hui, les exigences de la rentabilité, du marché de la culture, aux lieux communs des « medias », aux multiples clientélismes de l’édition. La réponse des créateurs contemporains soumis à ces contraintes est-elle aussi féconde qu’au temps de Vailland – vicaire du libre plaisir dans un monde truqué ?

Henri Lefebvre, venant de chez Vailland, alors malade, m’a dit que son ami, dans sa maison de campagne, retournait les pots de fleurs afin de forcer les plantes à chercher avec leurs tiges des issues vers le soleil. Sade et Bataille pensaient, eux aussi, que la nature devait être contrainte pour libérer l’esprit – toujours futur.

Jean Duvignaud