Vingt ans après
Dans un article comparatif que j’ai préparé il y a quelques années au sujet de deux écrivains engagés dans la politique du XXème siècle, j’ai placé mes deux romanciers, Roger Vailland et Robert Brasillach, face à face. J’avais très vite découvert qu’un étrange destin avait uni ces contemporains au début de leurs carrières, puis les avait très vite séparés à jamais.
Une énigme plane donc autour de l’amitié de ces deux hommes. En les considérant ensemble, sur le plan de leurs personnalités, de leur milieu social, de leurs ambitions, il semblerait qu’ils eussent bien des caractéristiques en commun. Comme camarades de classe au Lycée Louis-le-Grand à Paris dans les années 20, ils partageaient incontestablement un certain nombre de goûts : de la jeunesse, de l’héroïsme, des livres, de l’irrévérence anarchique, du nouveau… (1).
Qu’est-ce qui les aurait alors prédisposés sur le plan idéologique, l’un au communisme, l’autre au fascisme ? Voilà la question que j’ai posée dans l’article (2). Bien que le caractère de cette contribution m’empêche d’élaborer ici une réponse détaillée, il me paraît tout de même intéressant d’en souligner quelques généralités.
Alors que le précoce Robert Brasillach se plongeait dès ses vingt ans dans le journalisme polémique, Roger Vailland, lui, ne s’est véritablement engagé sur le plan politique que quelques années plus tard en publiant avec Raymond Manevy Un homme du peuple sous la Révolution (1937). Mais l’épreuve suprême fut pour Vailland, comme pour beaucoup d’écrivains et d’intellectuels, la drôle de guerre, la défaite et, surtout, l’Occupation.
Après une certaine hésitation, Vailland a pris le parti de la Résistance. C’était pour lui le moyen d’assurer un avenir communiste à la France de l’après-guerre. Brasillach, lui, s’en est allé de son côté en se faisant le chantre de la Révolution nationale et d’une Europe franco-allemande.
Ils ne devaient se revoir qu’une fois, à la Libération de Paris, lorsque Brasillach, se rendant compte que les ponts étaient brûlés, allait se livrer aux autorités nouvellement constituées. Vailland rencontra alors, par un de ces hasards dont la guerre est fertile, son ancien condisciple de Louis-le-Grand dans une rue parisienne. Malgré leurs différences idéologiques, Vailland conseilla à Brasillach de se cacher pendant quelques mois afin de laisser s’apaiser la fureur des esprits vindicateurs : il allait même jusqu’à lui offrir le refuge de sa maison à la campagne. On rapporte que le collaborationniste aurait répondu de son air caractéristiquement fataliste : « Ce n’est pas la peine, on va m’arrêter et me fusiller, c’est vrai, mais c’est aussi bien comme ça, j’en ai assez, la boucle est bouclée » (3).
Cette rencontre me semble marquer de façon symbolique le passage d’un idéal à un autre. Le fascisme mort, l’étoile rouge du « bolchevik » de Roger Vailland se levait.
La plupart des romans de Vailland furent écrits après 1945, c’est-à-dire après la mort de Brasillach, accusé d’intelligence avec l’ennemi et exécuté pour son journalisme collaborationniste.
Un peu plus de dix ans plus tard, ce fut le tour de Vailland de voir s’écrouler son idole idéologique, Staline, et le communisme stalinien en Russie soviétique. Vingt ans après son camarade Robert Brasillach, en 1965, Roger Vailland est mort d’un cancer.
Ces deux auteurs sont dès lors doublement réunis : non seulement dans la mort, mais également dans celle de leur idéologie choisie, dépassée par les événements qu’ils s’étaient fait tous les deux un devoir de rapporter et d’expliquer. La fin du fascisme, la fin du stalinisme représentèrent pour eux la déception d’un rêve, d’un idéal politique.
Maintenant que le cap de 1989 est passé, et que nous enregistrons le déclin certain du communisme mondial, nous pouvons mieux renvoyer dos à dos les deux systèmes idéologiques les plus marquants et les plus pernicieux du XXème siècle, c’est-à-dire le fascisme et le communisme : « Le fascisme, il y a bien longtemps que nous avons pensé que c’était une poésie, et la poésie même du XXème siècle (avec le communisme sans doute) … Peut-être même dans mille ans, confondra-t-on les deux Révolutions du XXème siècle… » (4).
Mais ce qui reste de Roger Vailland, ce qui reste de Robert Brasillach, c’est tout de même le plus important, c’est-à-dire leur oeuvre littéraire. Ils s’étaient peut-être aventurés trop loin dans le champ de l’action politique – certains vont jusqu’à dire qu’ils se sont « fourvoyés ». De notre point de vue, en 1995, cependant, nous pouvons voir clairement que l’essentiel de ces auteurs ne repose ni dans leurs attitudes idéologiques ni dans leurs polémiques, mais dans leurs créations fictives, leurs romans, leurs pièces. C’étaient somme toute des conteurs-nés, des faiseurs d’histoires, et surtout de brillants écrivains
Peter Tame
Universitaire
(NOTES : 1. Voir mon étude du héros idéologique dans la fiction de Robert Brasillach, Roger Vailland et André Malraux, qui s’intitule : Le héros idéologique dans les romans de Robert Brasillach, Roger Vailland et André Malraux (en préparation pour l’éditeur new-yorkais, Peter Lang). 2. Peter Tame, « Le bolchevik et l’homme fasciste », inédit. 3. Le Magazine littéraire, numéro sur Vailland, cité par Anne Brassié, Robert Brasillach ou Encore un instant de bonheur (Paris, Laffont, 1987) et par Yves Courrière, Roger Vailland ou un libertin au regard froid (Paris, Plon, 1991), p.290. 4. Robert Brasillach, Lettre à un soldat de la classe soixante (Ecrit à Fresnes, Plon, 1967), pp.140-141.).