David Nott

Témoignage David Nott

C’est par Beau Masque que j’ai découvert Roger Vailland ; enthousiasmé, je me suis jeté aussitôt sur 325 000 francs, et de là au reste de l’oeuvre. C’était vers 1964-65 : pour Vailland, c’était la fin, mais cela, je l’ignorais encore. Aujourd’hui, j’ai l’occasion d’initier chaque année un groupe d’étudiants (en 2ème année de licence de français) à la lecture de Un jeune homme seul et de 325 000 Francs, et de constater le plaisir avec lequel, venant de romans de Malraux et de Sartre, ils découvrent l’écriture de Vailland, son style incisif, sa lisibilité. Pour plus d’un, cela constitue le point de départ d’autres lectures de Vailland, et notamment de Beau Masque…

Le propre de l’écrivain est d’être un témoin : des réalités de son époque, et de lui-même en tant qu’être humain. Or si, dans notre siècle, certains écrivains ont su merveilleusement témoigner de leur époque, et d’autres témoigner d’eux-mêmes, rares sont ceux qui, comme Vailland, ont su rendre un fidèle témoignage et de leur époque, et d’eux-mêmes.

Ce double témoignage, Vailland l’a rendu, dans l’allégresse lorsqu’il vivait sa vie à la pointe de lui-même et de certaines grandes luttes de son époque (1943-45, 1950-54); aux autres saisons de sa vie, il l’a rendu dans la lucidité : on songe aux Mauvais coups ou à La Loi ; « Tu as écrit le plus accompli de tes livres au moment de la plus atroce amertume » (Claude Roy, Libération, 3 juillet 1957).

Mais ce que Vailland a surtout à nous dire aujourd’hui, dans ce que nous savons de sa vie, et ce que nous lisons dans ses écrits, c’est la nécessaire interdépendance de l’individu et de la collectivité. Pour Vailland, la charnière entre ces deux pôles était constituée par certains individus, dirigeants ou simples militants, auxquels il pouvait, sinon s’identifier, du moins accorder son respect, voire son admiration : « Je me bats coude à coude avec les meilleurs de mon époque. Je fais partie de l’armée des hommes de coeur […]. Je suis du parti des meilleurs. Je suis un aristocrate. (« Quelques réflexions à propos d’une critique de M. Emile Henriot », La Nouvelle critique, janvier 1956). Au moment où il écrivait ces lignes, cette identification était déjà minée, de l’intérieur (voir certains passages, et la forme même, de 325 000 Francs), et de l’extérieur (par l’exacerbation des divergences personnelles et politiques entre Vailland et les instances parisiennes du Parti). Devant l’évidence de l’embourgeoisement croissant des masses à l’Est comme à l’Ouest, Vailland en vient à douter, non pas de la qualité en tant qu’individus de ceux qu’il nomme « les meilleurs » de son époque, mais de l’entreprise dans laquelle ils sont engagés : les héros ont pris figure de fonctionnaires. Les « révélations » du rapport Krouchtchev sur les crimes de Staline achèveront, quelques mois plus tard, de retourner le couteau dans une plaie déjà ouverte : « Il va falloir inventer quelque chose de drôle pour distraire notre vieillesse » (Roger à Élisabeth, avril 1956, Écrits intimes).

D’autres cris du coeur, jaillissant dans son oeuvre, retentissent jusqu’à nous, telle cette remarque du narrateur de 325 000 Francs, exaspéré de constater que tout le monde travaille à la réconciliation de Busard et de Marie-Jeanne : « Cette société retombe en enfance ». La nôtre aussi – la même société en 1995, avec quelques millions de joujoux en plus, et plusieurs millions de travailleurs en moins, que celle de 1955. Pour un peu, on serait tenté de refaire la pirouette du narrateur de 325 000 francs, et d’ajouter avec lui : « C’est la règle à la veille des grandes révolutions ».

Bien sûr, Vailland lui-même n’a pas toujours réussi à se sortir de cette « enfance » où chaque homme, aussi bien que toute société, risque de « retomber » ; bien sûr, si Vailland a écrit, dans son « Eloge de la politique », « Et nous voici de nouveau dans le désert », c’est aussi parce que, plus d’une fois dans sa vie, il avait fait la traversée du désert de l’âme, vidé, dénudé par le conflit en lui entre appétit de vivre et tentation de l’oeuf, du nid, du repaire.

Mais c’est vers la fin de sa vie que l’appel du large reprenant le dessus, Vailland nous parle, encore une fois, à nous tous :

« J’en ai par-dessus la tête qu’on me parle de planification, d’études de marché, de prospectives, de cybernétique, d’opérations opérationnelles : c’est l’affaire des techniciens. Comme citoyen, je veux qu’on me parle politique, je veux retrouver, je veux provoquer, l’occasion de mener des actions politiques (des vraies), je veux que nous redevenions tous des politiques.

Qu’est-ce que vous faites, les philosophes, les professeurs, les écrivains, moi-même, les intellectuels comme on dit ? » (« Éloge de la politique », Le Nouvel Observateur, 26 novembre 1964).

Chacun de ceux qui ont connu l’homme ou son oeuvre a « son » Vailland, chacun veut tirer la couverture de son côté, prétendant l’aimer pour ceci, ou malgré cela. Et si nous nous efforcions, au contraire, de respecter l’homme entier, dans sa singularité, avec toutes ses faces, dans toutes ses saisons ? Car c’est ainsi que je lui souhaite de survivre parmi nous.

David Nott