Marie Noël Rio

Un honnête homme

J’ai connu Élisabeth l’hiver de 1968 chez Nicky et Jean-Claude Fasquelle, alors mes amis et les siens, qui avaient organisé cette rencontre parce que j’étais militante du PCF, qu’Élisabeth l’avait été et demeurait communiste – ce qui, dans leur milieu, ne manquait pas de piquant et représentait une sorte d’excentricité ou d’exotisme qui faisaient très bien, à l’époque, dans les dîners en ville -, et parce qu’ils pensaient que nous nous plairions.

J’ai vu une petite dame en noir, très soignée, parfumée, le cheveu noir tressé en une natte enfantine, les yeux verts et très beaux. Toute la soirée, fumant cigarette sur cigarette, buvant whisky sur whisky, de sa voix rocailleuse aux douces inflexions italiennes elle m’a parlé de Roger. Je n’avais pas lu une ligne de Vailland, j’ai horreur des veuves et je le lui ai dit. Mais les Fasquelle avaient vu juste : nous nous plaisions.

Au printemps j’étais à Meillonnas. J’ai aimé la maison, l’élégance simple, l’austère discipline et les conversations, le soir. J’y suis allée souvent ensuite, de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps, jusqu’au jour de la mort d’Élisabeth. Au fil du temps elle m’a raconté : son compagnonnage avec Roger, leur amitié, l’amour sans sentimentalité. À travers ses récits, j’ai entrevu un homme, sa douleur et ses doutes, son engagement, son impeccable tenue. Et j’ai lu ses livres.

Alors qu’elle préparait sa mort, Élisabeth m’a demandé de m’occuper de l’œuvre de Roger, qu’elle avait de grandes difficultés à maintenir. J’ai accepté, pour elle mais aussi pour lui.

Pour la netteté du style, la rigueur de la pensée, la fermeté de la conduite d’écrivain : la littérature est vision du monde et non pas évasion du monde, l’écriture est œuvre de sens et de style, le livre est nourriture pour la pensée et le plaisir, plaisir né de l’indivisibilité d’une syntaxe et d’un projet. Vision du monde, légitimité de l’écriture : enjeux essentiels de la littérature où Vailland émerge, parmi très peu d’autres morts ou vivants, de la confusion marécageuse où s’enlisent tant de pages imprimées, ressassant d’obscènes vertiges narcissiques et de trop courtes idées.

Pour l’élégance hautaine d’un écrivain véritable et d’un militant véritable – non pas témoin de son temps mais auteur de son temps -, qui engage son intuition et son savoir, son rêve et sa logique dans son œuvre comme dans sa vie. Peu de gens à tenir ce cap.

Peu importent alors les penchants et les goûts, si poreux aux modes : rien de ce qu’a produit Vailland n’est inintéressant ou anodin. Dans ce que j’aime le plus – Les Mauvais Coups, Un Jeune Homme seul, Boroboudour… – comme dans ce que j’aime moins – les romans à « héros positif » de l’engagement communiste – ou même pas du tout – le théâtre « à thèse », rhétorique, démonstratif, théâtre engagé prisonnier de la référence la plus conventionnelle du théâtre bourgeois -, et jusqu’aux égarements – les scénarii pour Vadim -, il y a un homme et une œuvre qui sont un modèle de cohérence, qui font la radiographie d’une société à un moment-clé de l’histoire du siècle (la guerre, la guerre froide, la guerre idéologique) et de l’histoire de la pensée occidentale (on jette un peu vite, avec le communisme, le bébé avec l’eau du bain).

J’ai donc accepté l’offre d’Élisabeth. Grâce à Robert Fouques Duparc, agent littéraire et homme de coeur, les titres disparus de Vailland sont réédités, grâce à la Bibliothèque de Bourg-en-Bresse les manuscrits sont disponibles, grâce à René Ballet, qui fut l’ami de Roger et Élisabeth, et de ceux qui œuvrent autour de lui à un appareil critique, on peut lire Vailland aujourd’hui. On peut, et on doit le lire, si l’on ne se contente pas des courtes ambitions de l’argent et du succès, pour ne pas oublier ce qu’est l’enjeu de vivre : comprendre, savoir, risquer, pensée et corps mêlés.

Marie-Noël Rio

Dramaturge