Je conserve encore (et pour toujours ?), voire même (re)feuillette avec plaisir, un certain dictionnaire de littérature française, lequel encourageait « une certaine idée » de la chose littéraire que je me faisais à l’âge de quinze-seize ans. Sartre que j’estimais violemment, au plus grand dam d’une amie qui avait anticipé mon affection à venir pour Marcel Proust que je déniais, preuves à l’appui, après plusieurs tentatives, Sartre y figurait photographié sous le bon profil de sa façade, rue Soufflot je crois ; mais plus que Sartre, la photographie de Paul Valéry me fascinait par ce qu’elle incarnait du geste de l’écrivain : ses paupières closes sur un regard enchâssé d’aigue-marine ; la main gauche, d’une délicatesse inouïe, à peine déposée sur le bord de la feuille ; la main droite, retenant d’un muscle invisible le stylo-plume – et les deux mains se couronnaient de manchettes matutinales, impeccables, que reflétait l’austérité du bois poli : la table de travail – janséniste. Pendant ce temps, La Jeune Parque m’ennuyait un peu (et sa triste dédicace arguant « d’exercice ») tandis que m’enchantait La révolution surréaliste – laquelle ne tarda pas à me mener au Grand Jeu : c’est plus tard, au numéro III – tout dévoué à la folie de Gérard de Nerval – que tombe cette note en gras : « Certaines antinomies s’étant révélées ces derniers temps entre la pensée de Roger Vailland et celle de ses amis, il a préféré, en complet accord avec Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal, ne pas collaborer à l’activité du Grand Jeu jusqu’à ce que ces antinomies soient résolues ». André Breton, sur un autre terrain, rétrospectivera ainsi : « Que penser, par exemple, d’un des collaborateurs du Grand Jeu, présent à cette réunion, faisant donc mine de poursuivre les mêmes objectifs que nous et sous la signature duquel avait paru, à peu de temps de là, dans Paris-Midi, une apologie de Chiappe, le préfet de police fasciste […] » : je n’y étais pas : je n’y suis pas : Que représente pour vous Roger Vailland ? La littérature serait-elle affaire de représentation ? Il entre dans la « représentation » une part de fétichisme qu’auto-entretient l’histoire littéraire de ceux qui, pour un enjeu particulier, ont intérêt à l’entretenir. Autrement dit : aujourd’hui, la littérature peut disparaître : elle ne continue d’exister que parce que des sensibilités sont encore soutenues (mais pour combien de temps ?) par un système économique qui ne peut s’évanouir du jour au lendemain. L’irréductible, ce n’est pas la littérature mais le corps – c’est-à-dire le théâtre ; ce n’est pas la philosophie – mais l’anthropologie.
A ce moment-là (mes quinze-seize ans), on me demandait de penser la phrase grand public de Bossuet : « Le style, c’est l’homme même » : quelque chose m’agaçait dans cette formule lapidaire (sans doute la facilité de la formule publicitaire) ; quelque chose aussi me plaisait incontestablement (la beauté et la vitesse du trait) : toujours est-il que je l’éprouvais, quelques années plus tard, dans quelques bars parisiens : une entraîneuse qui avait bien vécu me protégeait un peu à cause de cela : du style : de la langue : du trait – ou du moins de l’image qu’elle s’en faisait. Quelle est, ou quelle devrait être, selon vous, sa place (à Roger Vailland) dans la littérature et la culture d’aujourd’hui? La phrase, la langue, le style : Roger Vailland, je l’ai lu encore un peu plus tard (disons vingt-cinq ans) -, et dégagé des querelles idéologiques : si on se débarrasse plus ou moins aisément de ces dernières, en revanche la Querelle ontologico-éthique persiste – ses déchirements surtout : ceux-là que les contemporains s’acharnent à ne pas voir : la « place » d’un écrivain n’est pas ailleurs. Il y a peu, lors d’un dîner, je me tournais superficiellement vers René Ballet pour lui avouer ceci : que j’avais rêvé d’écrire un morceau de théâtre avec l’un des plus beaux textes de la littérature, la Correspondance d’Héloïse et Abélard – et que le songe se rêvant, j’étais « tombé » sur une pièce de Vailland intitulé Abélard : l’inquiétude est là ; la réussite dans quelques romans : Drôle de Jeu, Un jeune homme seul, Bon pied bon oeil…
Je conserve encore (et pour toujours ?), voire même (re)feuillette avec plaisir un certain dictionnaire de la littérature française : sur la page de droite, la photographie de Paul Valéry telle que je l’ai décrite ; sur la page de gauche, en miroir exact, la photographie de Roger Vailland – mais le pull-over a remplacé le col amidonné alors que la concentration poseuse du cliché reste la même. En gras, à droite : « chaire de poétique », précédé de « philosophie » et « mathématiques » ; en gras, à gauche : « théoricien du libertinage », suivi de « indépendant » : est-ce assez dire la représentation ?
Je crois bien n’avoir jamais parlé ainsi – au je, et comme un vieux con : « Morts aux jeunes », s’écriait le Don Juan de Montherlant : sans doute voulais-je par-là, post-mortem, embêter Roger Vailland dont le Bestiaire avait été la première cible critique au temps du Grand Jeu.
Olivier Apert
prix Roger Vailland 1995,
pour Résidence d’automne, roman