Pierre Gamarra

Vailland et le Didactisme

Je crois que l’on peut reconnaître aux oeuvres de qualité, aux oeuvres durables aussi, des caractéristiques assez nettes ; l’une me semble essentielle : ce sont des oeuvres qui nous incitent longtemps à poser des questions et à tenter de les résoudre. Certaines questions sont relatives à la vie même du lecteur, à son destin, à sa vision de l’existence ou de la communauté humaine. D’autres à la façon de dire, à l’art, aux possibilités, aux subterfuges de l’expression et du récit. Savoir comment on dit, c’est déjà s’interroger sur ce qu’on dit. Savoir comment on lit, est une autre question. Avec ou contre l’auteur ? Quelle est donc l’influence réelle dudit auteur ?

A propos de Roger Vailland et de ses romans, j’ai souvent pensé à cette dernière question – une des plus importantes, me semble-t-il et fort mal résolue – heureusement! – de l’art littéraire. Pour aller vite, disons qu’il s’agit du didactisme.

Certes, c’est un vieux problème et bien des littératures et des littérateurs depuis des temps fort lointains, ont marqué leur souci d’enseigner et d’éduquer par le biais et les moyens de l’art. D’autres s’y sont refusé – ou ont prétendu s’y refuser.

J’en viens à Vailland et à ce qui fut à un certain moment de sa création comme de sa vie, un souci peut-être primordial : l’oeuvre doit porter leçon et si possible bonne leçon.

J’étais auprès de Vailland lors de l’inauguration – il y a bien des années – de la bibliothèque de Fontaines dans l’Isère. Je revois Roger Vailland expliquant à un public nombreux l’importance de la lecture et du livre. Il parlait avec ardeur et sincérité, avec une fougue un peu de combattant néophyte pour la culture. J’étais son cadet et je ressentais cela avec un mélange d’admiration et d’étonnement. Ce qu’il disait, ce qu’il lançait vers ses auditeurs avec une vive éloquence, était, autant qu’il m’en souvienne, très net et très convaincant. Il se jetait avec vigueur, avec joie, avec violence dans ce combat qu’on appelait à l’époque la Bataille du Livre.

En vérité, malgré les naïvetés, les calculs ou les erreurs, je crois que cette Bataille a été utile. Bien des manifestations culturelles d’aujourd’hui – signatures, salons du livre, rencontres diverses avec les lecteurs – sont des héritières de ces initiatives culturelles des années 50-60 dont Elsa Triolet avait eu l’idée. De telles rencontres incitant à la découverte du livre, des livres par un très large public, favorisant des dialogues et des discussions entre les lecteurs et les écrivains, furent des actions simples et efficaces, souvent très modestes mais d’autant plus utiles.

Mais faut-il aller plus loin que la première et essentielle incitation à la lecture ? Peut-on considérer que l’oeuvre elle-même, au-delà de l’histoire ou de l’événement qu’elle décrit – ou qu’elle efface ! – puisse influencer le lecteur, le pousser à adopter telle ou telle opinion, à choisir telle démarche, à s’engager dans telle action ? L’oeuvre doit-elle refuser la « neutralité » ou l’indifférence pour choisir la « bonne pensée » ou la « bonne action » ?

Ma foi, sans aller plus loin, on désignera sans peine dans les littératures d’un peu partout des oeuvres didactiques et d’autres qui ne le sont pas – chacune pouvant être respectable et même admirable.

On souhaiterait sans doute que je parle ici des oeuvres grossièrement ou pleinement didactiques et des oeuvres discrètement ou habilement didactiques. Je vous laisse nuancer.

En fait, si l’on considère l’ensemble de l’oeuvre romanesque de Roger Vailland, seul peut-être 325 000 Francs correspond à une leçon précise et volontairement exprimée et proposée. Il s’agit d’un roman sur l’exploitation de la classe ouvrière. Ayant dit cela, je vois aussitôt combien ma formule est sommaire et injuste. En tant que critique littéraire, j’ai horreur du résumé qui consiste à dire en une ou quelques lignes ce que l’écrivain a jugé nécessaire d’exprimer dans son volume entier. Pourtant, si l’on retrouve dans les autres oeuvres de Vailland ce même esprit de générosité sociale, de défense sociale, on ne l’y retrouve pas avec cette unicité, cette précision et aussi cette volonté délibérée de convaincre.

Il me paraît clair – et je me souviens de conversations avec lui – que l’auteur de 325 000 Francs et de La Loi n’aurait jamais écrit une oeuvre à l’éloge de l’exploitation, de la filouterie, du racisme. Que si de tels éléments apparaissent dans ses pages, on ne saurait les considérer que comme des insolences ou des provocations pédagogiques. S’il y a didactisme dans l’oeuvre de Vailland, c’est du plus habile qu’il s’agit, celui qui ne souhaite pas asséner une vérité ou une leçon mais inciter le lecteur à les découvrir. Il ne tire pas de façon simpliste les ficelles et les conclusions. Est-ce une règle générale admissible ou souhaitable ?

On répondra ici que l’art est un domaine éminemment complexe et qui ne saurait s’accomoder de lois, de règlements et de consignes. Particulièrement de consignes et directives émanant d’une autorité, respectable ou non. Je sais que Vailland a balancé un moment sur ce point mais qu’en définitive il a refusé cette intervention extérieure d’un parti ou d’un pouvoir. Que le pouvoir crée les conditions les plus favorables à la création et à la lecture, qu’il commence par lutter lui-même contre les ghettos et les ostracismes, qu’il n’intervienne ni dans la création ni dans l’opinion du lecteur.

Quant à la visée même du créateur, la question demeure ouverte et le sera longtemps. Les oeuvres de Roger Vailland – entre autres bénéfices – peuvent nous aider à découvrir des réponses du plus haut intérêt à cette question essentielle.

Pierre Gamarra

Ecrivain